TF1/LCI : "Internet tel que nous l'aimons pourrait être détruit"
TF1/LCI : "Internet tel que nous l'aimons pourrait être détruit"
. Interview - Le spécialiste Bernard Benhamou plaide pour une coexistence du gratuit et du marchand sur le Net.
. Il prononcera une conférence sur le sujet au Collège de France ce mardi.
Propos recueillis par C.A. - le 06/03/2007 - 11h25
Bernard Benhamou, maître de conférence à l'Institut d'Etude Politique de Paris, est également membre de la Délégation française au Sommet mondial des Nation Unies pour la Société de l'Information.
Ce mardi, il donnera une conférence au Colège de France (1) sur le thème 'Internet et l'échange gratuit'. Avant celle-ci, il revient pour LCI.fr sur l'importance des notions de partage et de gratuité pour la survie d'internet tel que nous le connaissons.
LCI.fr : Les fondateurs de Skype s'apprêtent à lancer Joost, un service de vidéo en ligne basé sur une distribution en peer-to-peer. Ce logiciel vous semble-t-il reposer sur un modèle pertinent ?
Bernard Benhamou : Tout comme Skype, Joost repose sur une redistribution des ressources réseaux et donc un partage de la bande passante entre ses utilisateurs. C'est une architecture intelligente, qui prend en compte les risques d'engorgement des réseaux. Cela montre que ses concepteurs maîtrisent bien l'architecture de l'Internet. Mais d'un autre côté, Joost, c'est aussi l'ancienne économie subtilement maquillée pour passer pour de la nouvelle. En effet, sur Joost, seuls les producteurs associés pourront diffuser leurs contenus contrairement à YouTube.
A la différence, les systèmes de peer-to-peer sont le moteur de l'évolution de l'Internet et ils reposent sur le partage des contenus sans autorisation préalable. Ils sont l'expression même du principe de " neutralité " qui permet à chaque utilisateur de créer contenus et services sur Internet.
LCI.fr : Pour vous, la notion d'échange gratuit est essentielle à internet ?
B.B. : Oui, elle en est le fondement même et elle est en danger. Elle est paradoxalement menacée par deux visions opposées mais aussi dogmatiques l'une que l'autre. Celle pour laquelle il ne peut exister que des systèmes et des contenus gratuits, et celle pour qui les systèmes propriétaires doivent réguler toute l'économie numérique. Il est important aujourd'hui de penser et d'agir pour une coexistence de ces deux modèles. Il est aussi important de faire connaître et partager certains principes fondamentaux qui doivent continuer de régir l'univers numérique... au premier rang desquels le principe de neutralité et la notion d'interopérabilité.
Une autre menace qui pèse sur Internet est la foi qu'ont ses utilisateurs en son invulnérabilité. Ils pensent qu'il ne peut pas être détruit... Cela ôte toute volonté d'action, or nous aurons besoin d'agir, car la tentation pour certains acteurs industriels ou pour certains gouvernements de remettre en cause les fondements de l'Internet est déjà grande... Nous devons faire en sorte que les citoyens/internautes s'approprient les règles de cet univers. En effet, plus qu'un " média " l'Internet devient le nouveau cadre de leur vie sociale, politique, culturelle et économique...
LCI.fr : Quels sont précisément ces dangers ?
B.B. : Internet a permis l'émergence d'une économie fondée sur le partage, un renouvellement dans la création de valeur. Le réseau " fonctionne " sur une culture de l'échange et de la production collaborative. Grâce à l'Internet, les productions culturelles redeviennent ce qu'elles étaient à l'origine : l'expression d'idées que chacun peut ensuite refaçonner à sa guise.
Or il est important que l'Internet ne se transforme pas en un système où chaque expérience serait tarifée. Le réseau doit rester dans nos sociétés un moteur d'innovation. À mesure que nous irons vers un " Internet des objets du quotidien ", les mutations technologiques pourraient faciliter cette " reprise en main ". Mais ces changements n'existeront que si les internautes n'expriment pas leur préférence pour un réseau d'échange ouvert.
LCI.fr : En France, agit-on assez en ce sens ?
B.B. : Non ! Nos élites économiques comme politiques n'ont pas encore pris la mesure de ces changements, et ne peuvent donc pas prendre les mesures qui s'imposent. Elles réfléchissent encore à l'Internet en essayant d'y plaquer le modèle "broadcast", alors que l'Internet remet précisément en cause les habitudes acquises dans ce domaine !
C'est aussi la raison pour laquelle l'Europe n'a pas été en mesure de créer des géants des services sur Internet comme Google ou Amazon. Face à l'hégémonie américaine dans ce secteur clé nous sommes tout simplement absents. Ainsi lors des commandes publiques on fait appel aux géants traditionnels (constructeurs ou opérateurs télécoms) plutôt que de stimuler les PME, voire même les initiatives individuelles dans ce domaine !
À titre d'exemple, l'un des meilleurs clients BitTorrent (Azureus) est Français, l'excellent lecteur VLC aussi, et nous sommes l'un des pays les plus riches en développeurs Linux. Nous n'avons pas encore su exploiter ces talents, or c'est crucial pour l'avenir...
(1) : A 17h au Collège de France (salle 5), place Marcelin Berthelot, Paris 5°
Internet et Démocratie
mercredi 7 mars 2007